ela se passait aux environ de 1750, par une nuit d'automne, un braconnier était
embusqué dans le parc du château et y guettait sa proie, quand il crut
entendre un bruit lointain. Craignant d'être découvert, il cacha
précipitamment son fusil et grimpa sur un arbre. A peine y était-il
établi qu'il aperçut, à l'extrémité de la grande
allée du parc, une voiture attelée de chevaux noirs et suivie de plusieurs
domestiques qui portaient des torches allumées. L'équipage s'avançait
lentement et presque sans bruit, aucune voix n'interrompait le silence de la nuit, qui
n'était troublé que par le pas mesuré des chevaux et par le froissement
des roues sur les branchages et les feuilles desséchées. Cet étrange
cortège s'arrêta à quelques pas du braconnier, qui vit bientôt,
à la lueur des torches, plusieurs hommes munis de bêches et de pioches,
s'avancer de son côté et se mettre à creuser une fosse précisèment
au pied de l'arbre sur lequel il se trouvait. Au même instant deux gentilshommes,
dont le rang élevé s'annonçait par l'élégance et la
recherche de leur costume, sortirent de la voiture et firent descendre avec violence une
jeune femme richement parée. Elle portait une robe de soie blanche, sa tête
était couronnée de fleurs, un bouquet ornait son sein, tout indiquait une
jeune fiancée qu'on va conduire à l'autel, mais sa chevelure était en
désordre et ses yeux pleins de larmes, ses joues pâles, ses gestes suppliants
annonçaient assez qu'elle était en proie à l'épouvante.
Traînée plutôt que soutenue par ses conducteurs, quelquefois elle se
débarrassait de leurs bras, se précipitait à leurs pieds, embrassait
leurs genoux,les appelait ses frères et ses amis, et les suppliait en sanglotant de
ne pas lui arracher la vie. Ce fut en vain, ses persécuteurs demeurérent
froids et inflexibles devant ses supplications désespérées, et loin de
paraître ému, l'un deux la repoussa brutalement.
Mes frères, mes amis, oh! je vous en supplie, ne me
faites pas de mal. -Vos frères! non Madame, nous ne le sommes plus, vous avez cessé
d'appartenir à la famille que vous déshonorez. -Au nom du ciel! ne me tuez
pas. Faut-il donc mourir si jeune! Au moment d'atteindre au bonheur! Ah ! que la mort est
affreuse. -Il faut pourtant vous y résigner, Madame, les pleurs sont inutiles, votre
heure est venue, vous allez mourrir.
La fosse était creusée, les cavaliers firent
signe à leurs gens, qui s'emparèrent de la jeune dame. L'infortunée se
débattit longtemps dans les bras de ses bourreaux, mais malgré ses efforts
désespérés, malgré ses supplications et ses larmes, elle fut
jetée dans la fosse qu'on recouvrit précipitamment de terre pour étouffer
ses derniers gémissements, puis les deux seigneurs remontèrent dans la
voiture, l'équipage s'éloigna au grand trot des chevaux, et quelque moment
après, le parc de Trécesson avait repris son obscurité, son calme et
son silence.
Pendant cette scène affreuse, le braconnier, le coeur
serré par l'effroi, avait à peine pu respirer. Lorsque la voiture eut disparu,
lorsqu'il eut cessé d'entendre le pas rapide et cadencé des chevaux qui
l'entraînaient, il se décida à descendre de son arbre, mais, plein de
trouble et d'épouvante, il ne songea pas à écarter la terre qui
étouffait la malheureuse femme qu'on venait d'assassiner sous ses yeux. ll courut en
toute hâte chez lui, où il raconta, tout éperdu, à sa femme, le
crime dont il avait été le témoin. Celle-ci fit de vifs reproches
à son mari et l'accusa de lâcheté. L'entraînant ensuite, elle
voulut aller dans le parc pour ouvrir la fosse, mais une réflexion terrible lui vint:
si elle et son mari allaient être surpris auprès d'un cadavre à peine
froid, ne leur imputerait-on pas le crime affreux qui venait d'être commis? Cette
crainte l'arrêta, elle jugea qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de se
rendre auprès de M. de Trécesson et de lui raconter ce qui s'était
passé. Le braconnier et sa femme, introduits chez leur seigneur, purent à
peine, tant ils éprouvaient de crainte, lui faire le récit du crime qui
venait d'être commis sur ses terres. Aussitôt que M. de Trécesson eut
compris de quoi il s'agissait, il se hâta de faire appeler tous les gens de sa maison
et de leur donner l'ordre le plus pressant de se rendre au lieu indiqué, où
lui-même les suivit bientôt. Cependant ces démarches, ces préparatifs
avaient emporté le temps. Le jour était prêt à paraître
lorsqu'on put commencer à enlever la terre qui recouvrait la fosse. Tous les regards,
dirigés sur le même point, annonçaient l'anxiété des
acteurs de cette scène, l'espérance et la crainte, l'attendrissement et
l'horreur se succédaient. Enfin, lorsque le visage de la jeune dame parut à
découvert, celle-ci ouvrit doucement les yeux, poussa un long soupir et ses yeux se
refermèrent pour toujours.
M. de Trécesson fut profondèment affligé
de cet événement. ll lui fit rendre les honneurs funèbres avec une
pompe digne du rang qu'elle paraissait avoir occupé dans le monde. Par la suite, il
fit de nombreuses démarches pour découvrir les assassins, mais toutes ces
recherches furent inutiles, on ne put savoir ni le nom de cette jeune dame qui avait
disparu d'une si étrange manière, ni la cause du sort cruel qu'on lui avait
fait subir, et cet évènement extraordinaire et toujours resté
enveloppé, d'impénétrables ténèbres. Cependant, le
souvenir s'en est transmis jusqu'à nous par des signes certains, M. de Trécesson
avait solennellement déposé dans la chapelle du château la robe nuptiale,
le bouquet et la couronne de fleurs de la jeune et malheureuse fiancée qui
restèrent sur l'autel, exposés à tous les regards, jusqu'à
l'époque de la Révolution.
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